Une nouvelle génération de forts

Aussitôt la victoire sur la France acquise, l'Empire allemand se hâte de fortifier sa frontière occidentale. En 1871, l’Empereur Guillaume I. va faire de Strasbourg une place importante dans son organisation défensive des frontières occidentales.

Pour protéger le cœur d’une ville, la défense ne doit plus s’effectuer uniquement sur l’enceinte urbaine, mais aussi sur une ligne de forts la ceinturant afin de maintenir l’artillerie ennemie hors de portée de la ville. L’idée de ceinture de forts n’est pas nouvelle : déjà en 1859, un projet voit le jour à Breslau en Allemagne. Cette nouvelle pensée de l'organisation des places fortes émane directement de l'expérience des sièges de la guerre de 1870. On peut citer ceux de Strasbourg, de Belfort, de Bitche. Seul celui de Belfort résiste aux Allemands. Le siège de Strasbourg fut terrible : le bombardement intensif de la ville avec l'artillerie va contraindre les défenseurs français à capituler sous la pression des civils. Les Allemands, conscients du rôle psychologique des bombardements, décident que les villes fortifiées doivent être ceinturées d'un cordon de forts pour maintenir l'artillerie assaillante hors de portée.

Strasbourg devient un objectif prioritaire. A Berlin, capitale de l'Empire, le général Hans Alexis von Biehler est à la tête des services du Génie chargés d'élaborer une nouvelle génération de fortification : les forts détachés. Les nouveaux modèles inspireront tous les forts de l'Empire. Le plan-type qui en ressort est le plan théorique appliqué à Strasbourg. Le fort implanté sur la commune d'Oberhausbergen est le prototype de ces forts "von Biehler". C'est ainsi que le projet des grands « camps retranchés » de l'Empire allemand, comme Metz et Cologne, voit le jour. Un camp retranché est composé d'un « noyau » fortifié, entouré d'une auréole de forts dits « détachés » dont le rôle est double : obliger l'assaillant à s'établir à une distance telle que le noyau ne peut pas être bombardé. Ensuite les forts appuient de leurs feux les mouvements des troupes de la garnison, lors de manoeuvres à l'extérieur du camp retranché. Voici un petit schéma qui permet de se rendre compte des distances : les canons des assaillants sont relégués à 12km de la ville.

 

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La garnison de la place comprend un corps d'armée. On y ajoute un quart environ de troupes actives, soit une brigade avec de l'artillerie, pour occuper les forts. L'assaillant va devoir engager des forces comprenant deux corps d'armée environ et entreprendre un véritable siège. Mais le camp est une solution coûteuse en hommes, en matériel, en finance. La situation des défenseurs est aussi dangereuse au cas où une armée alliée battue venait à se réfugier dans la place : l'inévitable pénurie de vivres et de munitions la condamne en définitive à l'anéantissement.

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, il n'y avait pas d'autre solution que celle de la place fortifiée pour tenir solidement un carrefour majeur de voies de communications. L'assaillant est alors ralenti dans sa manoeuvre, soit par la tenue d'un siège, soit par le contournement du carrefour. La ville de Strasbourg est sur ce point un noeud de passage important : à la fois un carrefour routier et un carrefour ferroviaire avec un des rares ponts sur le Rhin. Mais c'est aussi une forte raison politique qui pousse les Allemands à fortifier solidement la ville. Sa reprise par les Français lors d'une éventuelle attaque au lendemain de la dernière guerre de 1870, aurait constitué un échec politique fondamental, remettant en cause tout l'édifice bismarckien qui consiste à unifier les populations germaniques.

 

Les plans-types de fort

- Description d’un fort à fossé sec :

 

Tableau Fort Rapp

Une vue aérienne du fort Rapp (Moltke) et du village de Reichstett à l'arrière plan. Source : collection André Brauch.

 

Plan du fort Frère
Ce plan d'un fort à fossé sec permet de repérer l'emplacement des différentes appelations techniques de la fortification.

 

Ce plan-type est le plus répandu sur la place de Strasbourg. Il est implanté sur le front nord, nord-ouest et ouest de la ceinture. L'ensemble du fort est ceinturé par un fossé sec et avec une contrescarpe maçonnée (mur extérieur) et un talus d'escarpe à mur d'escarpe détaché (mur intérieur). La superficie de l'ensemble peut atteindre les 18.000m².

On entre dans l'enceinte du fort par une place d'armes abritant deux bâtiments : un magasin à poudre et un poste de garde pourvue de créneaux de mousqueterie qui assurent la défense rapprochée de la place d'armes.

Une vaste caserne est implantée sur le front de gorge du fort. L'entrée principale de la caserne est précédée par un pont en bois qui surplombe le fossé. Ce pont sera plus tard remplacé par une rampe d'accès. Deux casemates à double niveau défendent le front de gorge à partir des flancs qui encadrent la courtine. La caserne abrite les locaux de la garnison du fort : les chambres de troupes, les sanitaires, deux cuisines, le réfectoire, une boulangerie mais aussi des réserves alimentaires. On dénombre environ 64 salles réparties sur deux étages. Le chauffage des chambrées est assuré par des poêles individuels disposés dans chaque pièce. Bien plus tard, en 1904, un système de ventilation mécanique forcée permet la circulation de l'air dans les locaux de la caserne.

Les deux fossés de flanc (sur les côtés) s'étendent au maximum sur 70m. Ils sont chacun couverts par une caponnière d'escarpe pourvue de 6 créneaux de mousqueterie. Ces caponnières sont accessibles depuis les cours intérieures du fort par un galerie.

Le front de tête est défendu par une caponnière de tête d'escarpe remplacée en 1888-1889 par un coffre de contrescarpe relié au fort par une galerie qui passe sous le fossé. Ce coffre est doté de deux chambres de tir pour canons revolver de 3,7cm qui couvrent les deux fossés de front qui s'étendent chacun sur 125m au fort Frère. De l'ensemble du front de tête partent les galeries de mines, dites de contreminage, destinées à contrer les travaux d'approche de l'ennemi par le biais de sapes ou de galeries de mines. L'assaillant pouvait creuser des galeries pour déboucher dans le fossé ou réaliser des explosions souterraines.

Le mur de contrescarpe (extérieur au fort) atteint une hauteur de 6 mètres. Une grille en fer à pointe courbée vers l'intérieur est ajouté plus tardivement au sommet de ce mur. Quant à l'escarpe, elle est matérialisé par un mur maçonné doté de portes et de créneaux. Un chemin de ronde longe ce mur par l'intérieur.

Maintenant que l'on a fait le tour du fossé voyons comment est organisé l'intérieur du fort. L'entrée dans le massif du fort se fait par la caserne. Dans l'axe de l'entrée, on tombe sur la galerie principale (traverse principale) qui coupe le fort en deux parties quasi symétriques. Cette galerie relie la partie arrière du fort à l'avant. En arrière de la caserne, la galerie est encadrée de locaux de services comme le puits principal et la salle des réservoirs d'eau, d'un local technique. Mais aussi un accès aux deux cours intérieures du fort.

Les deux flancs sont dominés par des positions de tir pour canons destinés à défendre les intervalles entre les forts. On dénombre quatre positions de tir par flanc. Ces zones latérales accueillent sous le rempart les deux grands magasins à poudre du fort. Ceux-ci sont accessibles depuis les cours intérieures. Puis après 1890, le magasin de gauche est desservie par une galerie reliant la caserne de gorge aux locaux d'artillerie situé à l'angle d'épaule sous le front de tête.

Le rempart de front de tête supporte les positions de tir principales de l'artillerie du fort. Les canons dominent le terrain de 8m environ. Un fort comme le Frère pouvait en théorie accueillir 28 canons d'artillerie principale, 8 mortiers lourds et 8 canons de flanquement. Mais il semble que les positions de tir du front ne peuvent au maximum accueillir que 18 pièces. Les emplacements sont tous à ciel ouvert et séparés par des traverses en terre. Sous certaines de ces traverses, on retrouve des abris renforcés d'où leur dénomination d'abri-traverse. Ils sont destinés à protéger les munitions ainsi que les artilleurs lors de tirs de contre-batterie. Certains de ces abris sont reliés à une casemate de rempart par un escalier. Ces casemates de remparts sont dédiés à l'artillerie et composés de locaux spécialisés comme les laboratoires (préparation des projectiles) et des magasins.

- Description d’un fort à fossé d’eau :

 

Tableau Fort Uhrich
Le fort Uhrich (Werder) est ceinturé d'un fossé plein d'eau. Source : collection André Brauch.

 

Sur la région de Strasbourg, le niveau élevé de la nappe phréatique entraîne des complications aux ingénieurs. Cette faible profondeur compromet la construction d'édifices semi-enterrés. Les zones concernées se cantonnent à la zone de la fôret de Rhin, au nord (forêt de La Robertsau) comme au sud (forêt du Neuhof) de la ville. Mais aussi à l'est vers Kehl. Ces zones marécageuses sont alimentées par les bras du Rhin. Les ingénieurs ont transformé cet inconvénient en atout défensif en saturant les fossés qui ceinturent le fort.

On entre dans l'enceinte du fort par une petite place d'armes défendu par un poste de garde doté de créneaux de mousqueterie.

Le fossé inondé est large de 47 mètres au maximum pour environ 3 mètres de profondeur.

Le fossé de gorge est battu par des postions d'infanterie sur le sommet du massif arrière du fort.

Les deux fossés de flanc sont flanqués par des caponnières dotées de 9 créneaux de mousqueterie chacune. La façade de la caponnière est battue par 3 créneaux.

Le fossé du front de tête est défendu par une caponnière double reliée par une galerie au massif central ; ce qui en fait un "ilôt" de défense au milieu du fossé d'eau. Elle est armée de quatre canons revolver de 3,7cm.

Etudions maintenant l'organisation et la structure interne du fort. En conséquence des difficultés liées à la hauteur de la nappe phréatique, les ingénieurs décident d'augmenter la hauteur du massif central afin de pouvoir protéger les zones sensibles du fort des tirs d'artillerie sous des tonnes de terres. C'est ainsi que la superstructure de ces forts émerge nettement au-dessus du niveau du sol.

On accède au massif du fort par un petit pont de bois, remplacé plus tard par une rampe de terre. On débouche ensuite sur une porte défendue par des créneaux de mousqueterie. Après cette porte on accède à la galerie principale du fort qui sépare l'ensemble en deux parties quasi sysmétriques. En prenant l'un des accès vers une des deux cours intérieures, on aperçoit la façade de la caserne. Celle-ci est implantée dans le front de tête sous les emplacements des pièces d'artillerie.

Sur le front de tête, on dénombre 10 positions de tir dont 4 sont doubles. Ce qui permet d'équiper au maximum un fort avec 14 pièces d'artillerie. Les abris traverses sont directement reliés à la caserne. Et les locaux techniques sont donc implantés dans la caserne même.