L'artillerie aux temps du fort
La situation de l'artillerie avant 1871.
Du côté français, l'artillerie française se trouva d'emblée en état d'infériorité technique. Aux défauts propres aux matériels - de bronze, chargées par la bouche, faible portée, obus à fusées non percutantes - venaient s'ajouter d'autres facteurs d'infériorité. Quelques exemples : celle du nombre, le rapport initial était de 2 à 3, puis accentué par les défaites de septembre 1870 ; celle du nombre de coups immédiatement ou rapidement disponibles par pièces : 220 du côté français, à cause de l'absence du "grand parc" d'artillerie (décidé en 1867, mais différé par défaut de crédits) alors que les canons prussiens disposaient de 478 coups pour ceux de 4 et de 438 pour ceux de 6.
L'artillerie et son évolution entre 1871 et 1914
Pour l'artillerie comme pour le fusil, ces 43 années seront surtout marquées par la "course aux armements" entre la France et l'Allemagne.
- L'artillerie de campagne :
Au cours de la période 1880 à 1890, l'Allemagne s'équipait en 7,7 et 8,8 cm, améliorations des canons qui avaient fait la guerre de 1870. Les nouvelles pièces lourdes étaient essentiellement des 10 et des 15 cm. Les niveaux techniques français et allemands étaient à peu près comparables à la fin des années 1880 ; mais sans véritable "révolution" technique. Deux problèmes se posaient pour arriver à l'arme miracle, le canon à tir rapide, dont la cadence serait au moins égale à celle de toute une batterie de la génération précédente :
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le premier problème est celui d'une culasse mobile à ouverture très rapide et parfaitement étanche aux gaz de propulsion du projectile.
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le second, beaucoup plus complexe, est d'obtenir un recul nul de l'affût qui, jusqu'alors, exigeait de réajuster le pointage de la pièce entre deux tirs.
La question de la culasse mobile fut résolue de deux manières, selon les calibres :
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pour l'artillerie de campagne, par la munition encartouchée très semblable, mais à grande échelle, aux cartouches de fusils : l'obus est serti sur une douille en laiton contenant la poudre de propulsion. Au départ du coup, et sous la pression des gaz, elle se dilate très légèrement - sans dépasser la limite d'élasticité, ce qui lui fera reprendre sa forme initiale exacte - s'appliquant étroitement ainsi à la chambre. La culasse porte un système qui extrait et éjecte la douille.
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pour les gros calibres la masse totale, obus, douille, poudre, serait excessive pour un chargement à bras en service continu. C'est la culasse type de Bange, légèrement modifiée, qui apporta la solution : l'explosion de la gargousse agit sur une pièce mobile, assez analogue à un piston, qui pousse sur un tampon annulaire semi souple dont les bords, écrasés contre l'arrière des parois de la chambre, constituent le joint étanche.
Le problème de l'absorption de l'énergie de recul, vieux de plus de 4 siècles, était autrement plus difficile : depuis l'origine le canon était projeté vers l'arrière par ce recul, ce qui exigeait en général de le ramener à son emplacement et toujours de refaire le pointage. (En 1870 les pièces prussiennes, chargées par la culasse, ne tiraient guère plus vite que les françaises - avec un entraînement comparable des artilleurs).
Dès 1872, pourtant, chez l'allemand Krupp (comme en France avec de Reffye), l'idée était venue de relier le tube à l'affût par une glissière et un système à ressort dont on espérait qu'il absorberait le recul, (sous réserve d' "ancrer" suffisamment l'affût au sol). Mais la vitesse de recul augmente, quand la masse reculante diminue, et l'énergie à absorber, peut rester égale, voir augmenter, malgré la diminution de cette masse. Or les deux systèmes à l'étude, se proposaient d'amortir le recul du tube sur une faible distance : aussi bien Krupp que de Reffye, ils réalisèrent l'impossibilité pratique de leurs dispositifs. (Ce qui n'empêcha pas de nombreux inventeurs de proposer des solutions, toutes en général plus saugrenues les unes que les autres, reposant sur des ressorts : à boudin à lames flexibles, et même à bandes élastiques.)
En 1891 un brevet a été déposé par un certain Haussner, ingénieur à la fonderie royale bavaroise de d'Ingolstadt. Haussner démontra par le calcul que pour une pièce de campagne, légère, l'immobilité de l'affût - ancré par bêche - ne pouvait être obtenue que par un long recul du tube. Il proposait un ordre de 1,4 m pour un canon de calibre 8,8 cm ce qui, avec le recul du piston, conduisait à un mécanisme d'environ 3 m : le long recul exigeait que la partie de l'affût portant le tube soit nettement plus longue que ce tube. Le freinage d'Haussner était déjà "pneumatico-hydraulique ". Aussitôt des essais discrets menés en France montrèrent que le système proposé, à piston, ressort principal et secondaires, soupapes multiples, serait complexe et beaucoup trop fragile pour un emploi en campagne. Les calculs montrèrent qu'Haussner était dans le vrai pour la longueur de recul, mais le passage à une application pratique était compliqué.
Le choix et le maintien du 7,7 cm par la Reichswehr comme calibre de base de l'artillerie de campagne n'était pas dénoué de sens : l'Allemagne savait qu'en cas de conflit elle se trouverait devant des adversaires employant soit des 75, soit des 76,2 mm. En retenant un calibre légèrement supérieur, elle pouvait espérer que tout canon capturé, une fois réalésé à 7,7 cm et rechambré, pourrait lui servir; alors que les adversaires ne pourraient "réduire" les 7,7 cm qui tomberaient entre leurs mains.


- L'artillerie lourde :
Le terme "lourde" - bien qu'en 1914 soit réputée lourde toute pièce de calibre supérieur à 100 mm - au sujet des canons, mortiers longs, etc, qui ne pouvaient absolument pas suivre une guerre de mouvements rapides. Par exemple, pièces dont le déplacement ne pouvait se faire qu'après démontage en multiples fardeaux et à remontage lent ; pièces nécessitant l'établissement de plate-formes bétonnées ; pièces déplaçables en bloc mais seulement sur "affûts-trucks" de chemin de fer...)
En Allemagne, des pièces de très gros calibre, conçues pour être très rapidement démontées en fardeaux maniables et remontées, avaient été préparées. on peut relever principalement l'obusier de 42 cm, désigné officiellement comme M-Gerät mais surnommé "Dicke Bertha" (la "Grosse" Bertha). Malgré sa masse en ordre de tir, 42 tonnes, l'engin avait une bonne mobilité sur route grâce à sa décomposition en 5 fardeaux remorqués par tracteurs, et la rapidité de montage ou démontage. Le pointage en site pouvait aller de 0 à 65°, avec portée maximale de 9.800 m pour un obus de 810 kg. Celui-ci en site avait un champ de 20°. Ces pièces contribueront à l'écrasement des forts de Liège et de Namur en quelques jours.


L'obusier de 28 cm, appelé "Kustenhaubitze" ( "Obusier de côtes" ), est dérivé d'un modèle de la Marine datant du début du siècle. Exception qui confirme la règle, le 28 cm était destiné à la défense de places fortes, car très peu maniable avec ses 64 tonnes à disposer sur socle de béton et la lenteur des montages et démontages : c'était une pièce périmée par rapport aux critères de 1914. Elle tire à 11.400 m un obus de 350 kg. (Relevons pourtant une caractéristique intéressante pour un engin de défense de place forte : le pointage en azimut était de 360° grâce au montage de l'affût - sans roues - en plateau rotatif). Plus tard, et malgré ce défaut de faible mobilité, le 28 cm Kustenhaubitze sera employé un peu partout sur le front de l'Ouest presque figé. On le retrouvera plus tard à Verdun, comme le 42 cm.